Des vrombissements de moteurs nous réveillent au petit jour,
sous un crachin persistant. Un rallye 4x4 emprunte en liaison la piste sur
laquelle nous avons bivouaqué. Les véhicules bariolés
défilent, et il y a même un Land de l'armée britannique
parmi les participants. Nous visitons Reyjavík dans la matinée.
Quelques ruelles commerçantes anciennes sont sympathiques, même
si l'ensemble est assez américanisé avec de larges avenues
en angle droit. C'est l'occasion d'acheter quelques cadeaux pour le retour
: livres, souvenirs... Frédérique, immédiatement imitée
par Christophe, se trouve une magnifique peau de mouton islandais, qui recouvrira
notre vieux fauteuil au retour. Mais aujourd'hui je ne suis pas en forme,
plutôt grognon, et nous ne nous attardons pas à Reykjavík.
Nous pique-niquons au milieu des usines sur le littoral entre Reykjavík
et Keflavík.
Nous avions prévu une petite visite au Lagon Bleu, Bláa Lónidh,
histoire de faire trempette dans de l'eau chaude salée. Il s'agit
d'une piscine géante aménagée dans les rejets d'eau
chaude d'une centrale électrique géothermique, vaste mare d'eau
bleu turquoise entourée de laves noirâtres. Mais c'est un spectacle
navrant qui nous attend à l'arrivée du lagon en question :
immense parking avec va-et-vient incessant de navettes, troupeaux de touristes
numérotés, casquette fluo vissée sur le crâne,
immense complexe touristique équipé de bar, restau, vente de
souvenirs... Et en plus un prix un peu excessif pour tant de monde et de
vaine agitation. Sans doute vaut-il mieux y venir de nuit.
Nous mettons alors le cap sur Thórsmörk, assurés
d'y trouver moins de monde. " Situé au fond de l'embouchure de la
Markarfljót, entouré de collines, de bois et de monts colorés,
enserré entre les contreforts des glaciers, Thórsmörk
offre souvent un microclimat relativement agréable et stable pour
l'île ", indiquait notre topo. C'est exactement ce dont nous avons
besoin en ce moment, alors que nous ne rêvons que de chaleur et de
verdure. Nous quittons la route n°1 pour bifurquer à gauche sur
la F249. La piste remonte le long d'une étroite terrasse alluviale
bordant un entrelacs de rivières glaciaires au lit majeur large de
plusieurs kilomètres. Nous roulons sur des alluvions constituées
d'un conglomérat de galets et de sable grisâtre, sur les traces
d'un bulldozer. La piste traverse deux gués peu profonds, effectue
un petit détour par le lagon glaciaire du Gigjökull, et devient
ensuite plus technique et moins marquée.
Et après quelques kilomètres, nous butons sur la Krossá,
qu'il nous faut traverser pour accéder au refuge. La Krossá
n'est pas une rivière, c'est un torrent furieux craché par
le glacier Mýrdalsjökull. Elle charrie une eau grise extrêmement
chargée, aux remous impressionnants. Impossible d'en estimer la profondeur,
on ne voit pas le fond. Quant à la largeur, elle varie d'une dizaine
de mètres à une cinquantaine. Le spectacle rappelle un peu
le Var après un bon orage méditerranéen un après-midi
d'été. Plusieurs pistes à moitié effacées
traversent malgré tout, en des endroits plus ou moins judicieux, et
la difficulté est de trouver le meilleur passage compte tenu du fait
que la rivière remodèle ses rives en permanence. Christophe
arrête le Land, museau face au bouillon, et nous regarde d'un air interrogateur.
Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Et avant que nous n'ayons pu manifester
la moindre opposition il décide : " Tant pis, on y va, on verra bien
! ". Le Land désescalade la rive pentue et pénètre dans
l'eau, beaucoup plus profonde que nous (que Christophe) ne l'imaginions (ne
l'imaginait). Sous la force phénoménale du courrant, le Land
refuse rapidement d'avancer ; les quatre roues patinent désespérément
sur les galets instables. Tandis que le niveau de l'eau monte, le Land faisant
barrage aux flots furieux qui l'escaladent : on ne voit déjà
plus le capot, noyé sous 20 cm d'eau, et je commence à être
franchement inquiet quand j'aperçois le niveau atteindre la moitié
de mon hublot, pardon de ma fenêtre. Frédérique est blanche
comme un linge. Un jet puissant sort du tableau de bord, inondant mon pantalon,
mais Christophe déclare que c'est normal, un Land, c'est pas étanche.
Ah bon, un instant j'ai eu peur d'être dans un sous-marin en perdition
! Heureusement le courageux moteur n'a pas calé. Pas impressionné
pour si peu, Christophe enclenche calmement la marche arrière, se
retourne, et recule tranquillement dans le torrent sur cinquante mètres
jusqu'à un élargissement permettant une remontée salvatrice
sur la rive, celle d'où nous venons.
Il nous faut un bon quart d'heure pour récupérer. Première
priorité, sécher. Nous garons le 4x4 dégoulinant en
bord de piste un kilomètre plus bas, sortons tout ce qui doit sécher
pendant que Christophe commence une inspection générale des
entrailles du véhicule et vérifie que tout est en ordre. Mais
nous ne dormirons pas au refuge ce soir ; ce parking un peu à l'écart
de la rivière nous convient tout à fait pour la nuit. Pourtant,
Christophe était prêt pour une nouvelle tentative. Deuxième
priorité, manger. Affamés par les émotions, nous engloutissons
les beans au riz et petits pois avec bonheur. Et pour se réconforter,
un grand verre de compote de pommes accompagnée de biscuits secs islandais.
Un gros 4x4 surélevé, islandais lui aussi, nous dépasse,
se dirige vers le gué, mais continue un peu plus haut et à
la stupeur de Christophe traverse le gué en descendant le courant
sur 200 mètres. C'était donc la solution, suivre le courant
plutôt que s'y opposer, et traverser en une longue diagonale descendante.
Christophe repartirait bien tout de suite, mais nous n'avons plus envie de
bouger, seulement de monter la tente et dormir. Une demi-heure plus tard,
le 4x4 revient en sens inverse, s'arrête à notre niveau. Le
conducteur, inquiet, nous demande si tout va bien, et Christophe engage une
longue discussion nocturne pour raconter notre mésaventure et surtout
s'initier à l'art de la traversée des gués difficiles.
Frédérique et moi somnolons déjà.